Amoureuse, être aimé et témoin de l’amour, la photographe Laura Lafon revêt ces statuts multiples au fil de ses images. Elle met au coeur de sa pratique photographique les différentes expressions d’un sentiment universel. Avec son regard résolument situé, elle affirme que l’amour et sa monstration par l’image fixe est politique. Son livre réalisé en 2013 et auto-publié en 2017, You could even die for not being a real couple, miroir sensible de son voyage au Kurdistan, signe le point de départ d’une exploration infini des formes que peut revêtir l’amour. L’amour devient, pour la photographe, un fil rouge qu’elle tisse entre sa vie personnelle et sa production d’images. 

Comment s’est manifesté votre attrait pour la photographie ?

J’ai découvert la force de la photographie au travers des images que prenait mon premier amoureux de moi. Il m’aimait et aimait ce corps que j’avais appris à détester. Je souhaitais être désirée. Les photos étaient la preuve de ce sentiment, un bon exemple du male gaze en action. 

À 19 ans je pars à Buenos Aires pour un stage et j’achète un appareil photo numérique. Grâce au boîtier, j’aborde des inconnus et je produis beaucoup de portraits. À mon retour, je pars à Bruxelles pour une formation diplômante à l’ESA le75. Elle m’est nécessaire pour me sentir légitime dans ma pratique de la photo. À ce moment-là, je pense m’orienter vers le photojournalisme. Finalement, je suis subjuguée par la magie de la chimie photographique, les livres photo et des manières différentes de faire récit. 

De quel thème se nourrit votre premier travail d’images ? 

C’est un retour dans mes racines paysannes aveyronnaises après un transfuge de classe. Naturellement, je m’y fait figurer, en autoportrait, pour tuer le temps, tuer l’ennui et transmettre la technique photo à mes cousins qui me prenaient pour modèle. Les images sont un mélange entre des photos couleur de moi et de mes jeunes cousins, avec des photos documentaires en noir et blanc sur la ferme et les pratiques culturelles de ma famille. 

Où situez-vous votre pratique photographique ? 

J’aime bien croire que je fais du documentaire, en ayant un point de vue situé, en parlant de ma propre expérience d’un territoire, de rencontres. Je ne crois pas en l’objectivité et encore moins dans le fait d’aller conquérir des sujets qui ne m’appartiennent pas. J’ai besoin de me déplacer, d’être dédiée à la pratique photographique. Une problématique très simple comme : « C’est quoi l’amour ? » m’inspire. Plus encore, ce sont plutôt les événements de ma vie qui écrivent la trame narrative de mes images.


Pourquoi l’amour est l’un des fils rouges majeur de votre travail ? 

L’amour est le sujet vital, non ? “Sujet de bonne femme”, niais, léger de prime abord, l’amour est en fait politique. Je suis profondément amoureuse de l’amour et des histoires d’amour. L’assumer c’est revendiquer une quête du politique dans l’intime. C’est aussi une manière d’entrer en contact avec l’autre de façon universelle. Si les expressions de l’amour changent, nous sommes tous, à un moment, traversés par une des formes de l’amour.De vos séries You could even die for not being a real couple, qui donna un livre que vous auto-éditez, à votre ouvrage en préparation Aimer/Manger jusqu’à vos photographies prises au Chili où vous retrouvez, par hasard, votre premier amour ; vous capturez l’amour, que ce soit en croquant des proches et des rencontres au fil des voyages ou en incarnant vous-même la figure de l’amoureuse et de l’aimée. 

Cette passion pour l’amour m’a fait voyagé un été en territoire kurde. Le combat pour l’indépendance kurde intègre la lutte contre le patriarcat, et je souhaitais questionner cette intersection des luttes, en demandant « What is love? » aux personnes rencontrées. Par hasard, je me suis retrouvée à voyager avec un amant photographe, Martin Gallone. Ce couple que nous n’étions pas, a rapidement été questionné en retour. « You could even die for not being a real couple » est une phrase qu’on nous a dite à notre arrivée, quand on nous a demandé si nous étions mariés. Nous étions bien embêtés de répondre que nous n’étions même pas en couple ! Les autoportraits sont arrivés sans y réfléchir, pour jouer, pour performer ce faux couple, parfois marié, parfois libre. Finalement nous avons mis en image cette vision du couple français, icône de liberté, qui a même le privilège dans un pays qui n’est pas le sien d’avoir tous les droits. Les kurdes ont participé à ce jeu. Elles et ils ont posé pour nous. Elles et iels nous prenaient également en photo. C’est un échange pour tenter de se comprendre, pour questionner les archétypes culturels, la prétendue liberté de l’amour occidental face à des traditions patriarcales. 

Dans Aimer/Manger je me fais inviter dans les cuisines de foyers de la Vallée du Thoré, dans le 81, pour discuter d’amour pendant la confection d’un repas. Proposer de cuisiner avec des gens est une invitation gaie, facile, pas trop engageante. Mais ce qui en ressort peut devenir très fort, entre la cuisson d’une poêlée du jardin et le confit de canard se racontent les parcours, les origines, les histoires d’amour bien sûr, mais aussi de travail, les ruptures de vie, les déceptions. En résulte une série de portraits et de récits du potager à l’assiette, pour tracer les contours de ce qui nous réunit toutes et tous dans nos différences et nos épreuves : aimer et manger. 

Enfin, je suis partie au Chili en 2019. Une fougue révolutionnaire avait contaminé les réseaux grâce au mouvement de Las Tesis. J’avais aussi une intuition folle : j’allais croiser mon premier amour. Là-bas, j’ai mis en place une quête visuelle assez simple pour être guidée sans mettre trop d’attente : je suivais la couleur rouge. L’ambiance générale était très politisée, les villes étaient recouvertes de graffitis pour dénoncer la politique ultra-libérale de Pinera, pour demander une nouvelle constitution, les mouvements féministes, LGBTQ+, Vegan étaient hyper vivants. La jeunesse, endettée, sans travail, sans système de santé, est la première génération vivante à ne pas avoir vécu la dictature de Pinochet. Elle n’avait peur de rien. Je rencontrais beaucoup d’amoureuses et d’amoureux, qui luttaient pour faire tomber un monde que nous ne voulons plus. Au milieu de toute cette ambiance assez jubilatoire de fin du monde, je suis tombée sur mon premier amour. Par hasard. 

Photographe, vous êtes aussi le modèle de vos propres images. Quelle volonté se cache derrière l’autoportrait ?

La photographie a participé à la construction de mon amour propre. D’abord dans les photographies que prenait mon premier amoureux quand nous avions 15 ans, puis dans la réappropriation de mon image grâce aux autoportraits. J’en ai notamment toute une collection que je ne publie pas. S’auto-portraitiser est un besoin. Regarder l’objectif est pour moi un sentiment très fort. Mais je fais aussi la différence entre mon image et ce que je suis en tant que personne. Quand je parle de You could even die for not being a real couple, il m’est arrivé de dire « elle » pour parler de mon personnage. La fiction et la réalité se mélangent.

J’ai cette phrase qui m’est venue et qui m’obsède : l’idée de « faire image ». C’est une sensation sublime, sentir que je suis l’espace d’un instant parfaitement installé dans un cadre, une mise en scène, une lumière, des couleurs, des vêtements, peu importe. La sensation provoque un état réjouissant qui n’appartient qu’à moi. Je me demande alors si c’est ce besoin de faire image qui me pousse à vivre certaines choses, ou si c’est parce que je vis certaines choses que je dois faire des images.

En mars 2020, je me retrouve par hasard confinée chez Lucas Castel, que j’ai daté deux fois. Nous tombons dans un état amoureux, je lui propose que l’on se marie dans le jardin, les voisins au balcon, pour fêter l’équinoxe de printemps et aussi… jouer à faire image. J’ai vécu ce mariage comme un sortilège et me suis sentie intensément miraculée pendant plusieurs semaines grâce à lui. 


Vos ambitions photographiques se déploient aussi vers un travail plus collectif. 

Aujourd’hui je travaille dans deux projets collectifs : Gaze, le magazine des regards féminins et des personnes non-binaires et Lusted Men, collection érotique de photographies érotiques d’hommes. Finalement, dans You could even die for not being a real couple, réalisé en 2013, germaient déjà ces deux sujets : le female gaze et l’érotisme des hommes.